mercredi 16 janvier 2008

Qui Quoi Pourquoi

En tant qu’enseignante spécialisée en arts plastiques et médiatiques, je pense avoir comblé mon besoin de créer en essayant de vivre mon travail d’enseignement comme un travail de création.  Dans mon récit de pratique, je tente de comprendre, à partir de ma propre expérience, l’enseignement des arts comme un art en soi, comme un travail de création. J’invite des collègues enseignants en arts, des élèves qui ont participé au projet et même des inconnus, s’ils viennent à passer, à partager, qui leurs souvenirs, qui leurs opinions sur ce récit.

Dans le cadre d’un séminaire  thématique (Arts : langages, matériaux et technologies/fictions et documents), du doctorat en études et pratiques des arts, à l’UQAM, un travail consiste à développer un aspect théorique de la thèse en lien avec la thématique du cours (automne 2007).  Après la lecture d’un texte d’Alain Montesse (2002), j’ai été interpellée par le thème des arts de la mémoire.  J’y ai vu intuitivement un lien possible avec un aspect de ma thèse : le récit de pratique.  En préparant les documents relatifs à un projet réalisé récemment avec mes élèves et que je comptais relater dans ce récit de pratique, j’ai pu voir dans le projet en lui-même un autre lien avec les arts de la mémoire.  C’est donc dans sa dimension gigogne que j’aborde ce thème dans mon blogue; un récit de pratique d’un projet de vidéo d’art, et les arts de la mémoire.

 

J’ai écrit ce récit de pratique en faisant appel à ma mémoire.  L’expérience était terminée depuis quelque temps déjà.  Il aurait été intéressant d’avoir accès aux cahiers de traces des élèves, il y avait là des éléments qui auraient aidé à la compréhension de leurs projets.  J’ai essayé d’être fidèle à leurs idées mais s’il y a déformation, je les invite à m’en informer.

 

Enfin, je veux souligner la présence de ma stagiaire qui a été d’une grande importance dans ce projet et qui a fait un stage formidable dans ces circonstances difficiles.  Merci encore Gamine pour ta présence ensoleillée !

mardi 11 décembre 2007

Mon récit de pratique

Émergences

Le 22 décembre 2006, l’école où j’enseigne depuis 8 ans a été la proie des flammes.  Une collègue amie qui était encore sur place, à coudre des lutins, m’a tenue informée des événements à mesure qu’ils se déroulaient, par téléphone cellulaire.  Je pouvais donc « voir », avec ses descriptions, la toiture de l’école qui flambait.  Je pouvais présumer, grâce à ma mémoire des lieux, de quelle classe, quel bureau et quels documents étaient en train de disparaître.  J’imaginais tout cela d’autant plus facilement que j’avais déjà vécu un incendie à mon domicile où j’avais presque tout perdu.  Ma mémoire était sollicitée à maints égards.  Lorsque tout s’écroule, qu’il ne reste plus rien, il nous reste à associer des lieux avec des images, dans notre mémoire, pour se rappeler de ce qu’on a perdu.  Il nous faut construire un édifice en pensée, un palais de mémoire; « Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, sur les conseils de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu'on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux ».  Je pensais donc à tout ce que je perdrais dans l’incendie.  Dans ma classe, il y avait 15 ordinateurs, des caméras vidéo, des livres.  J’avais travaillé très fort pour obtenir les budgets nécessaires à l’achat d’équipement informatique.  Il y avait aussi mon précieux disque dur externe, ma mémoire professionnelle.  Je réalisais que j’avais déposé sur ce disque des années de projets, de réflexions, de recherches et qu’il y avait bien longtemps que je n’avais pas sauvegardé ces documents ailleurs.  Alain Montesse (2002) soutient que notre mémoire interne se vide dans les ordinateurs… Peut-on croire que cette procédure soit sans effet sur notre propre mémoire? Je risquais un « trou de mémoire ».  Je savais déjà qu’un gouffre séparerait dorénavant l’avant et l’après.  Il m’arrive encore parfois, 13 ans après l’incendie de mon domicile, de chercher avec entêtement un document, un livre ou un objet, pour réaliser au bout du compte qu’il n’existait que dans ma mémoire d’avant l’événement.  Le soir de l’incendie de mon école, je me suis couchée très tard et je n’ai pas beaucoup dormi.  Si j’ai rêvé, ce fut sûrement d’imagine agentes[1], ces images qui frappent avec force et adhèrent ainsi à l’âme.  Je sentais que ma vie professionnelle venait de basculer.  Puis, ce fut le congé des fêtes.    La proposition La rentrée de janvier a été pour le moins chaotique.  Ma classe avait été miraculeusement épargnée, mais je dus tout de même déménager avec tous mes collègues vers une autre école.  Le mot d’ordre de la direction était d’apporter le minimum de matériel, ce que j’ai fait.  J’avais mon cher disque dur externe, ma mémoire artificielle, et ma mémoire naturelle.  Je savais que je pouvais enseigner les mains vides, convaincue que l’essentiel est en moi et dans ma relation avec mes élèves.   Je me suis installée dans un nouveau local, dans un nouvel établissement.  J’avais récupéré les ordinateurs et les caméras vidéo, et c’est ainsi qu’il fallait maintenant poursuivre l’année scolaire. Avec mon groupe de quatrième et cinquième secondaire, il était prévu qu’au retour du congé des fêtes, nous débuterions un projet de vidéo d’art.  Ma priorité était de trouver un sujet qui les interpelle.  J’avais beau chercher, mes pensées revenaient toujours aux événements du 22 décembre.  J’avais perdu mes repères, j’étais convaincue que je ne retournerais jamais dans ma belle classe (déjà améliorée par la part de subjectivité qui entre en jeu dans le travail de mémoire). Je m’ennuyais de mes deux armoires de bois remplies de trésors pour les élèves. Je m’ennuyais de mon nain de jardin sur le rebord de mon bureau.  J’avais encore mes élèves, mais notre sentiment d’appartenance et notre enthousiasme semblait bien émoussé. J’étais consciente que ma perception de cette nouvelle réalité était teintée par mon vécu antérieur d’un incendie ainsi que par mon émotivité et ma culture. Si j’avais été seule dans un atelier, mon travail aurait certainement porté, d’une façon ou d’une autre, l’empreinte de ce bouleversement. C’est donc tout naturellement que j’ai décidé de me servir de cet épisode pour ce projet de vidéo d’art avec mes élèves. J’ai choisi de travailler sur ce thème car je sentais que je n’avais pas le choix.  J’ai tout bonnement, sans le savoir, fait appel à mon théâtre de mémoire; Giulio Camillo[2] donne beaucoup de noms à son Théâtre; il dit tantôt que c'est un esprit ou une âme construite, tantôt que c'est une âme pourvue de fenêtres. Il prétend que tout ce que l'esprit humain peut concevoir et que nous ne pouvons pas voir de nos yeux corporels, on peut, après en avoir fait la synthèse au cours d'une méditation attentive, l'exprimer par certains signes matériels de telle sorte que le spectateur peut percevoir d'un seul coup d'œil tout ce qui, autrement, reste caché dans les profondeurs de l'esprit humain. Et c’est à cause de cette vision physique qu'il l'appelle un Théâtre (Yates 1975 p. 146).   Je savais que tous mes élèves n’auraient pas vécu aussi profondément cet événement mais je devinais que nous gagnerions tous à réinvestir cette expérience dans une réalisation.   Une fois mon choix arrêté, il fallait que j’amène les élèves à embarquer dans ma proposition.  Je savais qu’il ne suffit pas que je sois complètement habitée par elle pour que les élèves s’y investissent comme je le ferais moi-même.  Ma tâche était de leur transférer une sorte de sentiment d’urgence, un besoin de « faire ».  Il fallait que je les conduise à s’approprier ma proposition pour qu’elle les habite à leur tour.  Il fallait que je les conduise chacun à leur théâtre de mémoire.   Dans cette phase, je me centre sur les élèves : je pense à leurs forces, leurs limites, leurs connaissances.  Je prépare mes cours avec la visée de réduire l’écart entre les possibilités actuelles des élèves et mes aspirations, pour que la matérialisation du projet soit le plus possible en adéquation avec mes attentes.  À ce stade-ci, c’est encore « mon projet », et je tente de trouver tous les outils pour que la réalisation me satisfasse.   C’est important de le dire; même si ultérieurement je vais lâcher prise pour laisser une grande place à la créativité des élèves, à ce moment-ci je pense à présenter le projet aux élèves dans le but de me faire plaisir, à moi.  Je pense à ce que je veux qu’ils fassent. Mes attentes concernent le degré de poésie, de questionnement, de créativité et de dépassement des élèves.   Au début des projets, je les encadre donc beaucoup.  J’apporte des livres, je prépare des exercices, des visionnements, je leur fais faire des recherches, je les questionne, etc.  C’est la période où je suis directive; non pas pour imposer mes idées mais pour les emmener dans la direction que je souhaite qu’ils prennent.  Je suis  la grande locomotive, je les transporte dans la direction de mon choix.  Je choisis avec soin chaque escale.  Je les amène pas à pas vers le début de leur réalisation. Bien sûr, je ne fais pas moi-même le projet que je propose, mais je prends plaisir à créer du matériel didactique.  C’est important pour moi de demeurer en contact avec la matière.  Pour ce projet, j’ai proposé à ma stagiaire[3] de faire avec moi une banque d’effets spéciaux à la prise de vue.  Pendant que les élèves n’étaient pas en classe nous avons fait des prises de vues avec divers objets comme des contenants de verre givré, miroirs déformants, tissus, eau colorée, etc. pour montrer la diversité des effets possibles avec peu de moyens.  Nous avons ensuite montré ces différentes prises aux élèves en leur demandant de deviner avec quels objets elles avaient été faites.  Ces épisodes où je prépare du matériel didactique sont très importants pour moi.  Il est possible ainsi de garder « la main à la pâte », de « faire »  sans que ce soit nécessairement de faire le projet lui-même.   Je découvre des propriétés aux matériaux, je donne du sens à mes explorations par leurs liens avec mes projets.  

Le projet

La proposition était la suivante: Réalisation d’un court-métrage artistique inspiré des émotions reliées à l’événement du 22 décembre 2006.  Point de vue personnel par la création d’une métaphore visuelle et sonore en langage vidéo, en lien avec une émotion et un lieu[4].

Pour les amener à construire leur proposition il était primordial qu’ils comprennent bien ce qu’est une métaphore[5].  Grâce à un échange verbal avec le groupe j’ai pu constater que ce concept ne leur était pas tout à fait inconnu.  La plupart avaient vu cela dans d’autres matières. Je leur ai aussi demandé de nommer des émotions et des sentiments.  En silence et individuellement, je les ai invités à se remémorer l’émotion ou le sentiment le plus fort qu’ils pouvaient relier à cette expérience[6].  Il est ressorti que les élèves avaient ressenti de la peur et de la colère, de l’inquiétude, un sentiment d’irréalité, etc.  Je sentais qu’il y avait là des bases intéressantes pour construire un scénario, mais je n’étais pas prête à les laisser aller; je ne voulais pas de récits linéaires.  Je ne voulais pas qu’ils relatent l’incendie : je voulais les amener à se détacher de l’événement en lui-même et à se centrer sur l’émotion générée par celui-ci. Je voulais les amener à (…) « faire tomber la barrière qui sépare le présent du passé, de jeter un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil »[7]. Je les ai invités à élaborer une carte d’organisation d’idées dans leurs cahiers de traces en plaçant l’émotion choisie au centre, et en lui associant les mots qui leur passaient par la tête, sans censure.  Je voulais, à l’instar de Saint-Augustin, qu’ils aillent […]  dans les plaines, dans les grottes, dans les cavernes incalculables de (leur) mémoire, pleines à un point incalculable d'un nombre incalculable de sortes de choses, les unes présentes en tant qu'images, comme tous les corps; les autres en elles-mêmes, comme les arts; les autres au moyen de certaines notions et d'impressions, comme les sentiments de l'esprit, que la mémoire retient, même quand l'esprit ne le sent pas, bien que tout ce qui se trouve dans la mémoire se trouve également dans l'esprit — à travers toutes ces choses, (qu’ils) courrent, (qu’ils) volent, (qu’ils)  plongent ici et là, aussi profondément que  (qu’ils)  peuvent, et  (qu’ils)  ne trouvent jamais de limite (Yates 1975 p.59-60).     Ensuite, en équipes de deux ou trois (certains ont préféré travailler seuls), ils ont mis leurs réflexions en commun.  Il s’agissait d’expliquer leurs idées aux autres membres de l’équipe pour finalement choisir l’émotion qui les rejoindrait tous.  Une fois ce choix arrêté, je leur ai demandé d’associer l’émotion choisie à une métaphore et cette métaphore à un lieu.  C’est à rebours que j’ai réalisé que le concept était étrangement relié aux artes memoriae, anciens arts de la mémoire. D’après Cicéron « Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit; les images sont les lettres qu'on y trace » (Yates 1975).  Dans son livre sur Anselm Kiefer, Daniel Arasse (2001) souligne la relation ancienne que ce type d’art de la mémoire a entretenu avec les arts visuels.  Elle permet de percevoir la logique qui sous-tend l’association des lieux (architecturaux) et des images qui y sont placées. Dans leur réalisation, les élèves ont associé des images fixes variées et des images mouvantes à des lieux.  Les associations semblent une sorte « d’allégorie privée » pour emprunter le terme de Daniel Arasse (2001). Ce dernier explique que l’ars memoriae est un art intérieur, à usage personnel; ses lieux comme ses images, fruit d’une fabrication intime, ont une fonction avant tout individuelle et ne sont destinées qu’à rappeler facilement à leur inventeur des arguments et des notions spécifiques.  Comme le montrent les quelques exemples donnés dans certains traités, les notions incorporées dans une image de mémoire ne le sont qu’au terme d’un bricolage personnel où l’incongruité des objets mis en relation contribue efficacement à la mémorisation.  De ce fait, le fonctionnement d’une image de mémoire ne peut être explicite que pour son auteur-utilisateur. Il me semble, avec le recul, que l’expérience nous a tous marqués.  Il me semble aussi que la proposition, dans son contexte, se prêtait remarquablement bien aux arts de la mémoire.  Selon Franc Schuerewegen, au départ, il y a un constat : de la mémoire, nous ne pouvons parler que sur un mode métaphorique ; il nous manque un langage propre ; l’image est notre unique moyen d’accès. Personne ne dit jamais : « la mémoire est X. » On nous dit toujours : « la mémoire est comme X, Y, Z... »[8].  Sans les avoir entendus auparavant, les mots de Saint-Augustin nous ont rejoints; J’arrive aux domaines et aux vastes palais de la mémoire (campos et lata praetoria memoriae) où se trouvent les trésors d'innombrables images, qu'on y a apportées en les tirant de toutes les choses perçues par les sens: y sont déposés tous les produits de notre pensée, obtenus en amplifiant ou en réduisant les perception des sens ou en les transformant d'une façon ou d'une autre; j'y trouve aussi tout ce qui y a été mis en dépôt et en réserve et qui n'a pas été encore englouti et enterré par l'oubli (Yates 1975, p.58).   Élaboration

Comme les tournages se faisaient en dehors des heures de classe, tous les lieux étaient permis, à l’intérieur ou à l’extérieur. Les traités de mémoire, les « ars memorativa » nous permettent de comprendre un peu mieux les techniques utilisées pour la formation des lieux de mémoire.  Pour Gesualdo donc, les lieux sont de trois types : — les lieux imaginaires : ce sont des lieux inventés de toutes pièces, ils n'existent que dans la mémoire de leur créateur et, par conséquent, sont sujets à l'oubli. Ils seraient, en raison de leur faible fiabilité, peu propices à la mnémotechnie ;— les lieux naturels, une forêt, une plage, des collines, ils sont soumis aux changements ;  — les lieux artificiels, constructions de l'homme, lieux solides, « en dur », ce sont les plus recommandés pour l'art mnémonique. Le mnémoniste peut en effet les revisiter à loisir, ils n'auront pas évolué entre deux visites (Montesse 2002, p.119).  Il semble que nous puissions ajouter à cette classification des lieux hybrides, entre nature et artifice : les jardins.  Pour les tournages, les lieux devaient êtres choisis en fonction de la métaphore. Les élèves ont opté pour des lieux artificiels; la piscine de Père-Marquette, l’intérieur et l’extérieur de l’école sinistrée ainsi que l’intérieur et l’extérieur de l’école d’accueil.  Dans ces lieux, des mises en scène diverses, des symboles, des images et même des imagines agentes[ii] ont donné corps à ce travail de mémoire. À ce stade-ci, toutes les équipes travaillaient encore dans leurs cahiers de traces.  Mon rôle était de répondre aux questions et de circuler d’une équipe à une autre pour m’assurer de la bonne progression de leur réflexion.  Je commençais tranquillement à lâcher prise, sentant que les élèves étaient en train de s’approprier le projet.  À ce moment, j’ai l’impression de sauter en parachute : il ne me reste qu’à souhaiter que le parachute s’ouvrira et que je pourrai profiter du paysage qui s’offre à ma vue.  Mon rôle se modifie; je souhaite avoir donné le bon élan et la bonne direction aux élèves, mais je leur laisse le volant; c’est à eux de jouer.  Toutes les petites locomotives descendent de la grande locomotive.  Ils peuvent choisir leur propre direction.  Ils sont prêts. Quand commence la réalisation proprement dite, ce sont les élèves qui sont sous les projecteurs.  Je sais que je dois leur faire confiance, car leur projet les habite.  Je suis là à titre de guide, d’experte, de soutien.  Je trouve agréable de les regarder aller.  J’aime bien aussi les aider. Je peux suggérer des choses et je le fais, mais je respecte le travail des élèves.  Je n’hésite pas à prendre la caméra pour leur montrer un mouvement ou un angle auquel ils n’auraient pas pensé, mais je ne les oblige pas à faire ce que je leur propose. Cette proposition qui m’habite toujours, je la vois prendre plusieurs formes.  Souvent des formes insoupçonnées.  Ils l’ont adapté à eux. Chaque tournage est différent.  Mon projet vit sa vie, il est sorti de moi, a transité par mes élèves et il se matérialise enfin. Au retour des tournages, commence la dernière partie de la réalisation du projet, le montage.  Mon rôle est toujours très actif à ce moment, car mon expérience me dit que les élèves risquent de se contenter de simplement mettre bout à bout les scènes tournées.  Je tiens à ce que la métaphore qu’ils ont choisie apparaisse aussi au montage.  Je dois les sensibiliser à l’aspect créatif que peut revêtir le montage vidéo.  Quand les élèves ne sont pas en classe, je visionne leurs projets et je prends des notes.  Je m’intéresse à leurs productions comme si c’était les miennes; je tiens à ce que les élèves donnent le meilleur d’eux-mêmes.  Je prépare des fiches d’observation et de suggestions.  Pour faire ces fiches, je dois m’imprégner de « leur » réalisation.  C’est comme si je devais maintenant embarquer dans chacune des petites locomotives, me mettre à la place du conducteur et faire des propositions qui vont dans leur direction. C’est un aller et retour entre ma proposition et leur réponse. Certains travaux m’impressionnent; je peux voir l’énorme progression des élèves à travers leurs réalisations.  Ces moments-là sont précieux, car j’ai la conviction que les choses essentielles pour moi, celles que j’enseigne aux élèves, ont trouvé à vivre et à prendre sens en quelqu’un d’autre et à le faire progresser.  

La fin

À la fin du projet, j’organise un visionnement de toutes les réalisations.  L’année scolaire tire à sa fin et la projection a lieu au dernier cours de l’année.  La majorité des élèves sont présents malgré une chaleur suffocante dans la classe, une journée radieuse à l’extérieur, la fin du secondaire pour plusieurs et l’appel de la nature.  Plusieurs ont invité des amis.  Ma stagiaire est aussi présente.  C’est ma récompense, la preuve qu’ils se sont investis dans le projet.  Notre projet. Quand tout est terminé pour les élèves, moi j’y réfléchis encore.  Quand je me retrouve toute seule dans ma classe et que j’évalue leurs réalisations, ou que je les prépare pour les présenter sur le site web de l’école, je revois, en pensée, les moments de la réalisation. Je crois que si je vois bien les lieux, j’entends encore mieux des bribes de discussions, je revois les visages, j’entends des commentaires.  Alors l'ordre des lieux conserve l'ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit, les images sont les lettres qu'on y trace »(Yates 1975).  Je dispose d’une sorte de film de mémoire qui me conduit à intégrer l’expérience, à m’interroger sur de grandes et de petites questions, à douter parfois mais toujours à tenter de m’améliorer.  Ces bouts de films de mémoire peuvent se coller les uns aux autres car je crois que les projets que je réalise avec mes élèves me conduisent à d’autres projets et à d’autres encore.  C’est comme une construction et à mesure que je la construis, je crois bien que je me construis moi-même (Valéry, via Gingras-Audet, 1983).  

Pour Alain Montesse, la façon dont la cité (à travers le cinéma) se montre à ses citoyens est un des moyens de maintenir la mémoire collective[iii].  Je crois que, pour les élèves qui ont réalisé les vidéos et peut-être même pour ceux qui les ont visionné, la mémoire des projets sera dorénavant indissociable de l’événement réel.

 

*Dans le texte, ce qui est en caractère gras correspond aux éléments de mon récit que je juge essentiels dans une démarche de création de situations pédagogiques.  Le lecteur est invité à se prononcer sur le récit en lui-même et/ou sur ces éléments. 

MERCI J   

 

    

[1] Les imagine agentes  sont exceptionnellement belles ou répugnantes, couronnées ou vêtues de pourpre, enlaidies ou défigurées avec du sang ou de la boue, barbouillées de peinture rouge, comiques ou ridicules : le choix de telles images tient à ce qu'elles frappent avec force et adhèrent ainsi à l'âme. Yates, F.  (1975).  L’art de la mémoire.  Paris : Gallimard.   [2] Giulio Camillo (né vers 1480) était un des plus fameux hommes de son temps même s'il a été pratiquement oublié aujourd'hui. Sa renommée repose sur son occulte théâtre de la mémoire (voir YATES, F.A., The art of Memory, 1966). D'un simple coup d'œil, le théâtre de la mémoire pouvait révéler l'entièreté du monde et les secrets de l'univers. Il s'agissait d'un espace assez grand pour contenir deux personnes, fait en bois, contenant plusieurs images et plein de petites boîtes. Il était vraisemblablement de forme semi-circulaire et on pouvait apparemment y marcher. Le concept du théâtre découlait des principes de l'art de la mémoire mais son utilisation de la mémoire avait pour but de représenter l'ordre éternel de la vérité (non pas scolastique mais néoplatonique). Le théâtre comportait sept portes qui représentaient les sept planètes. Les représentations imagées contenaient des allégories.  Thibault, G.  (2001).  Cabinet de curiosités.  En ligne : http://pages.infinit.net/cabinet/hooper.html.  Page consultée le 20 novembre 2007. [3] Comme son stage finissait avant la fin de ce projet de vidéo d’art, nous avions convenu qu’il n’y aurait pas de prise en charge complète de ce groupe mais que nous travaillerions ensemble à chaque cours.  Il y a aussi la présence d’une enseignante en art dramatique qui m’assiste un cours sur deux avec ce groupe.  À certains moments, nous étions donc 3 adultes à intervenir auprès des jeunes. [4] Contraintes : Thème : émotion/événement du 21 décembre 2006/pendant, après, maintenant Suggestions : passage, déplacement, voyage, migration et lieux. Durée : 5 minutes Personnages : 2 personnages principaux, personnages secondaires au choix. Sans dialogue ou avec dialogues réduits. Écriture synopsis, scénario et découpage technique. ÉTAPES : 1 : Choisir l’émotion  2 :Associer un lieu (intérieur ou extérieur), faire appel à la mémoire et à l’imaginaire 3 :Traduire l’émotion et le lieu en métaphore – Visuelle et sonore (langage vidéo, composition poétique, effets expérimentaux), faire appel à l’imaginaire du spectateur Création complète de la trame sonore : rythme, ambiance sonore, bruitage. Démarche artistique : cahier de trace *Ce document a été préparé par Gamine Gagnon, stagiaire. [5] Métaphore : n.f.-1265; latin d’origine grecque metaphora « transposition ». Le nouveau petit Robert 2007.  Figure de style qui consiste à établir implicitement un rapport de ressemblance entre deux réalités.  Office québécois de la langue française. http://www.granddictionnaire.com/BTML/FRA/r_Motclef/index800_1.asp Page consultée le 17 novembre 2007. [6] Saint Augustin, quant à lui, compare la mémoire à un magnifique et sompteux « palais ».  L’être qui s’y promène est tout étonné d’apprendre que c’est en lui-même qu’il se promène et qu’il porte en lui ces trésors insoupçonnés. [7] Vernant, J.-P.  (1991).  Aspects mythiques de la mémoire.  in Arasse, D.  (2001), p.110 [8] Schuerewegen, F.  (?).  Université d’Anvers/Université de Nimègue.  En ligne: http://www.texte.ca/int25.pdf  Page consultée le 24 novembre 2007.

  [ii] Dans la réalisation d’une élève, on peut voir des images hideuses comme un homme qui fait un horrible rictus, un crucifié ensanglanté. [iii] p.31

 

10/12/07

dimanche 9 décembre 2007

Références

Arasse, D.  (2001).  Anselm Kiefer.  Paris : Éditions du regard.  (Nouvelle édition 2007).

 

Gingras-Audet, J.-M.   (1979).  Notes sur l’art de s’inventer comme professeur.  Prospectives, 4, 193-204.

 

Gosselin, P.  (2005).  Traces, vision, mémoire : Pratique réflexive et démarche de création. .  Actes du congrès (2005) de l’association québécoise des éducatrices et des éducateurs spécialisés en arts plastiques.

 

Gosselin, P.  (2000).  « De l’actualisation de l’enseignant en arts plastiques ».  In L’enseignement des arts plastiques : recherches, théories et pratiques, sous la dir. de Francine Gagnon-Bourget et de France Joyal, p.  69-81.  London (Ontario) : Société canadienne pour l’éducation en arts (SCEA).

 

Masciotra, D.  (1998).  Modèle de méthode de théorisation-en-action du praticien chercheur : méthodologie de la recherche théorique en éducation.  Montréal : Centre interdisciplinaire de recherche sur l’apprentissage et le développement de l’éducation (CIRADE).

 

Montesse, A. (dir.pub) (2002). Nouvelles technologies et art de la mémoire, Paris, Éditions 00h00 Zéro heure.

 

Yates, F.  (1975).  L’art de la mémoire.  Trad. De l’anglais par Daniel Arasse.  Paris : Gallimard.

 

Schön, D.A.  (1983).  The Reflexive Practitioner : How Professionals Think in Action.  New-York : Basic Books Inc.

 

En ligne :

 

Schuerewegen, Franc. Université d’Anvers/Université de Nimègue.  Sur le Web : http://www.texte.ca/int25.pdf

 

Maulpoix.  J.M. (1975).  Article sur L'Art de la mémoire de Frances A.Yates, Nouvelle revue française, numéro 271. 

http://www.maulpoix.net/memoire.html

 

http://pages.infinit.net/cabinet/bibliographie.html

 

http://simonide.net/

 

http://fr.wikipedia.org/wiki/Art_de_mémoire

 

http://blog-dominique.autie.intexte.net/blogs/index.php/2005/05/18/qu_est_ce_au_juste_qu_un_lieu_de_memoire

 

 

samedi 8 décembre 2007

Les arts de la mémoire

Arts de la mémoire

Depuis au moins 2500 ans existe un art de la mémoire artificielle[1], basé sur la mise en scène d’images actives dans des lieux, imaginaires ou inspirés d’architectures préexistantes.  Cet art, lié à la rhétorique, et qui touche à des points fondamentaux de nos représentations du monde, a connu des hauts et des bas, des éclipses qui ont parfois duré plusieurs siècles. Les arts de la mémoire furent enseignés pendant des siècles dans les universités, comme constituant une partie de la rhétorique et de la dialectique. Il permettait à un orateur de mémoriser rapidement un sermon ou un discours.

 

Décrits dans l’Ad Herennium, un texte (à tort) attribué à Ciceron, la technique des artes memoriae s’adresse en priorité à l’orateur.  Afin de mémoriser son discours, celui-ci doit se représenter un bâtiment (de préférence un bâtiment qu’il connaît bien); il y choisit un certain nombre de lieux (Loci) précis, se succédant dans un ordre déterminé, et il place dans ces lieux des imagine agentes, des images qui sont exceptionnellement belles ou répugnantes, comiques ou ridicules : le choix de telles images tient à ce qu'elles frappent avec force et adhèrent ainsi à l'âme. L ‘orateur conçoit lui-même ces images et de façon à y associer des notions et des arguments de son discours.  Au moment où il prononce son discours, l’orateur n’a plus qu’à parcourir mentalement son bâtiment de mémoire pour retrouver chaque argument à sa juste place -ce qui explique que le choix et l’ordre des lieux sont essentiels : ils doivent rester fixes alors que les images confiées à chaque lieu peuvent (et doivent) changer en fonction des discours à tenir et, donc, des arguments à mémoriser.

 

D'après la légende, les arts de la mémoire auraient été inventés par Simonide (Poète grec né dans l’île de Céos (aujourd’hui Kéa) vers 556 av. J.-C., et mort à Syracuse en 467 av. J.-C.).  Simonide est un aède, l'un de ces poètes lyri­ques errants qui sèment dans la Grèce antique non seulement les parcelles d'une mémoire collective mais aussi des odes à de riches mécènes. C'est lors de l'une de ces prestations que se déroule l'anecdote fondatrice de la méthode dite des images et des lieux []

Mandé par Scopas, un noble de Thessalie, pour chanter sa louange, Simonide négocie sa rémunération et compose un panégyrique.  Le soir du banquet, on ne sait pourquoi, il dévie de son propos pour faire l’éloge de Castor et Pollux.  Scopas, vexé, ne lui payera que la moitié de la somme convenue, et lui propose d’aller réclamer le reste aux jumeaux.  Peu de temps après, Simonide est mandé hors de la maison par un messager se réclamant de deux jeunes hommes.  Simonide sort donc, mais ne trouve pas ses interlocuteurs;  alors qu’il allait regagner le lieu du repas, la salle s’écroule, ne laissant de survivants que lui-même.  Les secours arrivent et avec eux, les familles des victimes.  Celles-ci sont paniquées car les corps méconnaissables ne peuvent être identifiés.  Simonide, se souvenant de la configuration des lieux et des visages des convives, pourra seul nommer les cadavres, leur assurant un passage honorable vers l’au-delà (Montesse 2002)

Selon Alain Montesse (2002), il semble bien que, après une période de retrait, commencée au XVIIe siècle, nous soyons maintenant dans une période de retour des arts de la mémoire, sous la forme de ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution » du « multimédia », ou des « nouvelles technologies de l’information et de la communication ».

[] les anciens stockaient leurs connaissances et manipulaient leur imaginaire par le biais d’ « imagines agentes » dans des architectures mentales; nous stockons et manipulons  les nôtres par le biais d’icônes dynamiques dans des architectures informatiques (p.5).

 

 



[1] La mémoire artificielle est présentée comme la mémoire « fabriquée »  avec les arts de la mémoire.

Qu'est-ce que le récit de pratique?

Le récit de pratique est un outil efficace pour développer une conscience plus accentuée de la démarche de création. 

Il comporte quatre opérations : 

1)    La première opération consiste à constituer des données par la description de l’expérience de création (il s’agit de décrire les faits, les pensées et les méthodes). 

2)    La deuxième opération consiste en un recul sur l’expérience : revenir sur ce qu’on a écrit à la première étape et tenter de dégager l’essentiel.

3)    La troisième opération consiste à parler avec d’autres personnes de ce que les deux premières opérations ont permis de conscientiser.  Cette étape permet d’enrichir nos propres observations.

4)    La quatrième opération consiste à prendre connaissance des théories sur le processus de création (…).

 

Pour mon récit de pratique, le blogue m’apparaît d’un grand intérêt pour plusieurs raisons;  parce qu’il prend la forme d’un journal, me permet d’échanger avec d’autres personnes de façon conviviale et originale (étape 3 du récit de pratique), et finalement pour le lien qui se poursuit entre ce récit de pratique et les arts de la mémoire.

Selon Alain Montesse (2002), de nos jours, le cyberespace, après l’audiovisuel traditionnel, apparaît comme la forme la plus contemporaine et la plus générale de ces constructions mémorielles : un palais de mémoire étendu aux dimensions de l’ensemble de l’humanité -ou plus exactement d’une partie.